Cécile Jolly est économiste chez France Stratégie et travaille sur la prospective des métiers et sur les mutations de l'emploi. Suite à la parution de l’étude “Les métiers en 2030”, elle nous partage quelques pistes de réflexion sur les reconversions professionnelles vers les métiers du numérique.
Quelle place occupe le numérique dans la cartographie des métiers de 2030 que vous avez publiée?
Les métiers 2030, c’est un exercice de prospective que l’on fait régulièrement, avec la Dares, l’institut statistique du Ministère du Travail. On essaie de projeter à la fois les créations d’emplois par métier et les départs en fin de carrière, à savoir les seniors qui quittent définitivement le marché du travail. Les métiers de l’informatique, là-dedans, se placent très bien en termes de création d’emplois, car ce sont des métiers qui sont structurellement à la hausse. Ce sont les plus en croissance depuis presque 30 ans maintenant, et la pandémie a plutôt accentué cette tendance, qu’elle ne l’a entravée.
En revanche, ce sont des métiers plus jeunes que la moyenne. Aujourd’hui, on a une population en emploi qui est vieillissante, avec les dernières générations du baby-boom (celles nées jusqu’en 1974) qui vont quitter le marché du travail d’ici 2030. Après 1974, toutes les cohortes sont numériquement plus faibles. Donc, quand on fait la somme des créations nettes d’emploi et les postes qui doivent être remplacés avec le départ des seniors, on estime que les départs en fin de carrière, c’est 9 postes sur 10. Ainsi, les ingénieurs informatiques, qui sont très bien placés dans la hiérarchie des secteurs créateurs d’emplois ne sont plus en tête d’affiche en volume total, car ce sont des métiers plus jeunes.
L’informatique, c’est un des rares nouveaux métiers qui est apparu. On a beaucoup de transformations des postes, mais finalement assez peu de nouveaux métiers. Ainsi, la démographie n’est pas tout à fait la même que sur l’ensemble des métiers. C’est une vraie singularité.
La place des femmes est notoirement faible dans les métiers de la tech. Comment l’expliquez-vous?
Dans ces métiers-là, malgré l’attractivité des postes (souvent bien payés et en CDI), on a une grande difficulté de recrutement de femmes: on a un pourcentage d’effectifs féminins très faible, de l’ordre de 18%, pour tous les métiers de l’informatique. C’est un vrai souci, alors que dans beaucoup de métiers de cadres on est à parité.
Cette difficulté se retrouve à tous les niveaux: dans l’orientation à l’école, où les filles réussissent mieux en mathématiques que les garçons mais ne s’orientent pas vers l’informatique, dans les écoles post-bac, où elles sont numériquement peu nombreuses, et dans les actifs en emploi, où elles ne sont pas plus nombreuses à se réorienter vers ces métiers. On a ainsi des métiers segmentés par le genre (plutôt masculin comme l’informatique ou plutôt féminin comme le soin) qui vont avoir des difficultés de recrutement accrues, puisque l’on s’adresse seulement à la moitié des actifs.
Je pense qu’il y a vraiment un effort à faire de tous: sur les stéréotypes de genre, notamment à l’école, mais aussi au sein des organismes de formation et des entreprises, pour rendre l’environnement plus favorable aux femmes. Enfin, il faut se donner des objectifs numériques, car si vous n’attirez pas les jeunes filles, elles ne vont pas venir.
Quels métiers et secteurs se reconvertissent le plus vers le numérique ?
On constate que l’on a beaucoup de jeunes qui vont dans l’informatique après leur formation initiale, mais pas assez pour couvrir les besoins. D’après nos projections, les tensions actuellement perceptibles sur le marché du travail vont se maintenir, si on ne fait rien, et donc la reconversion professionnelle est un levier crucial. L’informatique, c’est un métier qu’on rejoint plus qu’on ne le quitte. Pour les actifs en emploi, il y a un travail à faire pour accentuer cette dynamique, vous l’avez bien identifié chez Go Fenix, car ce sont des métiers dans lesquels il faut se reconvertir.
Le numérique s’est diffusé dans un certain nombre de métiers de manière assez forte, et la bonne nouvelle, c’est qu’il y a beaucoup de métiers qui sont proches: c’est vrai dans l’industrie, la recherche, mais aussi l’information et la communication, la logistique, le graphismes, la banque et la comptabilité. On a fait une cartographie des compétences par métier, où l’on a regardé les compétences numériques élémentaires (usage des mails et de la bureautique) et complexes (essentiellement la programmation), et comment elles étaient réparties par métiers. Naturellement, ces compétences complexes sont concentrées autour des ingénieurs et techniciens de l’informatique, mais elles sont également diffusées dans d’autres métiers, et parfois des métiers qui ne sont pas ultra-qualifiés.
De fait, l’industrie est très numérisée, c’est le secteur qui a été automatisé le premier. On n’y pense pas forcément, mais les ouvriers aujourd’hui travaillent sur des machines, et pour faire des techniciens de l’informatique, ça peut marcher ! Ensuite, les ingénieurs et cadres de l’industrie, ont par leur niveau de formation des compétences en informatique, qui leur permettent d’avoir plus facilement des passerelles vers d’autres secteurs (services informatiques, maintenance, recherche, etc). Et enfin, il y a les banques: elles recrutent beaucoup de profils qui ont des compétences numériques assez complexes, mais ont également beaucoup de personnel de backoffice qui peuvent constituer des viviers de reconversion.
Le manque de compétences numériques est global. Comment se compare la France par rapport au reste de l’Europe et du monde?
Je vais dire 2 choses différentes qui sont complémentaires, même si elles peuvent sembler contradictoires. La première, c’est qu’effectivement la France est peu numérisée par rapport au reste de l’Europe, particulièrement dans les entreprises où l’on observe un gap énorme entre les grandes entreprises et les plus petites. La pandémie a incité à faire des sites internet mais ça s’est arrêté visiblement assez vite, et donc la transformation numérique des entreprises reste encore à conduire en France. Ainsi, on va avoir une concentration des compétences numériques complexes dans certains métiers, alors que si l’on va en Finlande ou en Suède (où les entreprises sont plus numérisées que chez nous), ce ne sera pas le cas. Au niveau de l’investissement des entreprises, c’est vrai qu’on est plutôt en-dessous de la moyenne européenne.
En revanche, sur le marché du travail, les actifs en emploi sont plus numérisés qu’on ne le pense: même dans les métiers les moins qualifiés, la pratique bureautique (ordinateur, mail, tâches basiques) est très largement diffusée. Aujourd’hui, on ne peut plus s’en passer, et ça se voit dans les compétences des actifs. C’est au niveau de ceux qui ne travaillent pas ou plus que l’on observe une fracture numérique assez nette, ce qui pose problème à mesure que nos services, en particulier publics, ne cessent de se numériser.